A l’occasion de son Conseil d’administration du 24 mai 2016, la Caf du Val-de-Marne a eu le plaisir de convier Pierre Périer, sociologue et professeur de sciences de l’éducation à l’Université Rennes 2.
Son intervention portait sur l’approche sociologique des vacances familiales, la symbolique, la fonction et les réalités de ces moments si prisés par les familles.
Pour la Caf du Val-de-Marne, la politique vacances demeure un axe fort dans le soutien à la parentalité et l’accompagnement des familles : en 2015, elle y a consacré plus de 1,3 million d’euros, au bénéfice de près de 3 000 familles, dont 60 % de familles monoparentales. Décryptage.
1. Penser le temps long des vacances
L’imaginaire des vacances se pose comme une figure contemporaine du bonheur y compris pour les familles qui ne partent pas. La norme du départ est partagée dans la société française.
Les vacances sont une projection dans un temps qui va venir, où l’on est autre, autrement et où on se réapproprie son destin. Elles permettent d’évacuer le réel et jouent ainsi un rôle de bonheur projeté qui enchante le quotidien, d’antidote au présent.
Moment attendu par les familles toute l’année, le temps de vacances est un horizon d’attente et un projet mobilisateur mettant en lumière le besoin de perspectives.
Pour les classes moyennes, elles représentent un important indicateur de niveau de vie, un véritable marqueur social. En être privé c’est être déclassé. A travers la fracture sociale entre « ceux qui partent » et « ceux qui ne partent pas », leur rôle primordial dans l’intégration citoyenne des familles apparaît clairement. Les vacances sont ainsi une norme culturelle autant qu’un marqueur social, et l’accès aux vacances est un analyseur des difficultés des familles et des inégalités qui touchent la société. Néanmoins, même si le niveau de vie baisse, le départ en vacances se maintient, ce qui traduit la persistance du désir de vacances. La tendance des dernières années le confirme : avec la crise, entre 2008 et 2011, on note un coup d’arrêt puis une reprise progressive.
Partir, synonyme de conquête
Une conquête sociale présente dans la mémoire collective et individuelle. Partir c’est s’autoriser, se reconnaître un droit légitime, l’idée qu’ « on les a bien méritées ».
A travers le départ, on montre que l’on y est arrivé socialement ou économiquement, et on éprouve une grande fierté à ses propres yeux, aux yeux de ses enfants et de ses pairs. Cette gratification sociale apporte de la réassurance sur la capacité à faire plaisir et à se faire plaisir. Les parents se trouvent ainsi confirmés dans leur rôle et leur compétence surtout dans le regard de leurs enfants.
L’expérience du séjour
Le séjour représente un temps d’intégration sociale : la norme c’est partir. Il rompt le temps et l’espace tout autant qu’il est un signe d’intégration et d’émancipation. Les vacances permettent de briser une continuité, un quotidien qui enferme tout en conférant aux individus le pouvoir de se défaire des assignations et des obligations de la vie quotidienne.
Un autre temps s’installe, celui de la participation à la vie collective, avec un partage de normes et de valeurs dominantes, de rythmes communs, différents. A ce titre, les vacances se posent comme temps de réconciliation avec soi-même et les autres.
La mémoire des vacances
Les effets de bien-être persistant (qui boostent l’estiment de soi) se prolongent au-delà du temps du séjour. Pourquoi partir ? Pour renaître, pour revenir changé, dans de meilleures dispositions d’esprit.
Ce temps est donc profitable à l’image de soi et au lien familial et social : il consolide la mémoire, le souvenir individuel et familial, au travers notamment des expériences à immortaliser, des mises en scène, des moments partagés. C’est un véritable devoir de mémoire qui est à l’œuvre.
La socialisation vacancière est donc primordiale. Elle peut introduire un cercle vertueux – lorsque l’on a pris l’habitude de partir étant jeune, en famille ou avec des amis – ou vicieux si elle ne s’est jamais faite et que le départ en vacances n’est pas inscrit dans les habitudes.
2. Les freins et résistances au départ
Les inégalités sociales et économiques persistent et se creusent d’où une démocratisation inégale des vacances. Le niveau socio-économique des ménages est un déterminant majeur puisque le taux de départ est de 40 % pour les personnes disposant de revenus inférieurs à 1 200 euros contre 86 % pour des revenus de 3 000 euros et plus. Conséquence, 86 % des cadres supérieurs partent contre seulement 47 % des ouvriers. Les jeunes sont également affectés dans leurs chances de départ car 40 % des 18-24 ans et un quart des 5-19 ans ne partent pas en vacances. Les salariés en CDD ou en intérim, les familles monoparentales viennent renforcer le contingent de non-partants.
Par ailleurs, ces inégalités se cumulent, du fait d’un coût des vacances qui ne cesse de croître (les prix du tourisme augmentent plus vite que le prix d’autres services et biens de consommation).
Les études font ressortir des freins de deux ordres :
- Economiques : en partie liés à la plus grande instabilité des revenus. En 2014, 47 % des non-partants l’étaient pour des raisons financières.
- Culturels : une forme d’appréhension face au changement et à l’inconnu. Partir est une source d’inconnu, ce mouvement peut engendrer de l’insécurité (logistique, matérielle, économique…) et s’avère anxiogène. En ce sens, les vacances rajoutent de l’insécurité à l’insécurité sociale du quotidien et elles suggèrent donc une distance à soi problématique : elle nécessite de se redéfinir dans un temps et un espace qui sont autres.
Sans les vacances : entre exclusion et accommodement
Le sentiment d’exclusion touche les familles partageant la norme des vacances mais ne pouvant y accéder. Ces situations génèrent de la souffrance, de l’exclusion, de la culpabilité, un sentiment d’échec. Le temps de non-vacances définit alors négativement le temps (« on n’est pas partis en vacances »). Seul le départ des enfants peut offrir des vacances par procuration.
La question des « vacances domestiques » est toute autre. Dans ces cas, les familles s’aménagent le quotidien en s’offrant des extras et des sorties qui font la différence et compensent le non-départ. Le risque principal de cette centration sur les valeurs de la famille demeure le surinvestissement du chez soi, jugé rassurant et protecteur, au risque d’un isolement et d’un enfermement.
3. Les enjeux d’une politique vacances
Des vacances pour qui ? Qui est autorisé (symboliquement et économiquement) ? Quelles catégories sont prioritaires ? Comment éviter le risque d’une « double peine » : pas de travail, pas de vacances ?
Qu’est-ce qui est reconnu comme vacances ? Quelle durée ? Quels lieux ? Quel type d’hébergement ? A quoi les vacances s’opposent-elles ? Quels aides et droits aux vacances ?
Comment s’adapter aux nouvelles aspirations et pratiques de vacances moins programmées et moins ritualisées (multiplication des courts séjours et baisse du temps de séjour le plus long) ?
Comment concevoir une offre de vacances qui ne vise pas à prescrire ou à conformer mais qui préserve l’autonomie de choix des familles ? Il faut créer les conditions de possibilité de séjours sans normaliser les comportements des familles. Au-delà de cela, c’est créer les conditions de possibilité du choix de partir ou non en vacances.
Comment objectiver les bénéfices des séjours de vacances ? Là l’enjeu est de ne pas agir à la place des familles mais plutôt co-construire les vacances avec elles.
Un autre enjeu primordial, est de mettre en œuvre une politique de vacances où les bénéficiaires ne sont ni consommateurs, que ce soit dans une logique de marché (actifs) ou d’assistance (passifs), ni acteurs, mais auteurs de leurs séjours de vacances, c’est-à-dire qu’ils aient le sentiment de se réapproprier leur destin.